Dans le cadre de la guerre en Ukraine, la Suisse a décidé de sanctions alignées sur celles de l'Union européenne. Cela est-il compatible avec sa neutralité ? L'analyse qui suit le dément tant sur le plan du droit constitutionnel que sur celui d'une politique consciente des exigences des "bons offices" que notre pays peut offrir en cas de conflit.
1. Le sujet
En se fondant sur les articles 184 al. 3 de la Constitution fédérale (Cst) (sauvegarde des intérêts du pays en situation d'urgence) et 2 de la Loi du 22 mars 2002 sur les embargos (LEmb), le Conseil fédéral (CF) a adopté le 4 mars 2022 l'Ordonnance instituant des mesures en lien avec la situation en Ukraine (Recueil officiel RO 2022 151), modifiée en aggravation pour la Russie le 15 mars 2022 (RO 2022 173), le 25 mars 2022 (RO 2022 198) et le 13 avril 2022 (RO 2022 237). Pour l'essentiel, ces mesures décrétées de façon indépendante par la Suisse en vertu de sa souveraineté sont une reprise des sanctions de l'Union européenne (UE) à l'encontre de l'Ukraine pour certaines et principalement à l'encontre de la Russie pour la plupart. En substance, il s'agit de mesures concernant les biens (interdictions de commerce), de mesures financières (gels d'avoirs et de ressources économiques, interdictions de mouvements monétaires) et de mesures concernant les personnes (séjour et voyage). Ces mesures ont le caractère de sanctions punitives envers les belligérants, avant tout envers la Russie que la communauté internationale à laquelle s'est ralliée la Suisse stigmatise sans nuances comme la seule nation responsable du conflit.
Les mesures décrétées par le CF sont-elles compatibles avec la neutralité suisse ?
2. Rappel historique et fonctions de la neutralité
Lors du Congrès de Vienne de 1815 consécutif à la chute de Napoléon, les grandes puissances de l'époque ont déclaré et reconnu la neutralité "perpétuelle" de la Suisse et ont garanti l'inviolabilité de son territoire. En 1907, le Traité de neutralité de La Haye signé par la Suisse (Recueil systématique RS 0.515.112) a codifié en droit international la notion de neutralité. En substance, la neutralité consiste en le devoir d'impartialité et de non-intervention dans tout conflit et en le droit de rester en dehors du conflit.
Traditionnellement, la neutralité suisse a pour fonctions de sauvegarder la cohésion interne du pays, d'assurer l'indépendance de la politique étrangère et de la sécurité suisses, de contribuer à la stabilité du continent européen et de promouvoir au titre d'une mission de "bons offices" toutes activités diplomatiques visant à résoudre les conflits internationaux et à faciliter leur règlement pacifique. Cette mission a été lors du dernier siècle d'une grande importance et honore notre pays.
En doctrine, on distingue le droit de la neutralité et la politique de la neutralité, ce qui laisse ouvert un espace d'accommodements de dernier recours dans une situation extrême, tel que ce fut le cas lors du deuxième conflit mondial, mais de pure opportunité contestable, voire dangereusement irréfléchie, lorsque tel n'est pas le cas. Le droit de la neutralité comme norme juridique contraignante définie par le traité précité est ainsi modalisé par la faculté politique d'y déroger à bon ou mauvais escient.
3. Le paradigme du tiers
Dans quelque champ privé ou public que ce soit et quelle qu'en soit la cause initiale, le conflit est caractérisé par des positions figées où la communication est de plus en plus perturbée et finalement bloquée. Chaque partie s'y enferme elle-même et met son énergie à se convaincre qu'elle a raison et que l'autre a tort. L'écoute raisonnée disparaît, laissant place soit au mutisme toxique, soit à l'invective et aux actes de violence allant en gradation. Le conflit s'intensifie par des agressions réciproques de plus en plus vives et ne peut se résoudre que par une déflagration et l'anéantissement de la partie la plus faible par la plus forte, avec tous les dégâts directs et collatéraux que cela génère. La seule voie pour décristalliser les positions figées et initier une désescalade du conflit en vue d'une résolution pacifique est l'intervention d'un tiers médiant non impliqué dans ce dernier et jouissant de la confiance des parties encore suffisamment désireuses d'en rechercher une issue par voie amiable. En matière de conflits internationaux, ce "tiers médiant" est généralement un pays qui met à disposition des belligérants un lieu de rencontre sécurisé où des négociations entre leurs délégués peuvent avoir lieu. Ce pays peut en plus leur assurer l'aide de médiateurs et de diplomates spécialisés pour activer le processus de résolution du conflit par la recherche d'options acceptables par chaque belligérant. Il s'agit d'une intervention active que la Suisse a offert à de multiples occasions au titre des "bons offices".
4. Sanctions et neutralité
Par la voix du Président Ignazio CASSIS, le CF a justifié les mesures prises le 4 mars 2022, aggravées à trois reprises déjà, par le fait que la Suisse ne pouvait pas ne pas réagir face à "l'agression russe" et se désolidariser de l'UE dans la réaction à cet acte. Simultanément, le CF a affirmé que la Suisse conservait son statut de neutralité et maintenait son offre de "bons offices". La réaction de la Russie ne s'est pas fait attendre, qui a rangé la Suisse dans le clan des pays hostiles. Exit donc illico les "bons offices" proposés par le CF avec une candeur ingénue. Étymologiquement, le mot "neutralité" vient du latin "neuter", "ni l'un ni l'autre". La réaction russe est la démonstration irréfutable que la Suisse a pris parti et qu'elle a posé, par les sanctions qu'elle a prises, un acte d'intervention dans le conflit. Le devoir de non-intervention prescrit par le Traité de neutralité de la Haye de 1907 a ainsi été violé et par là même la neutralité suisse. En référer à la notion ambiguë de politique de la neutralité pour nier cette violation est vain. La situation générée par le conflit Russie- Ukraine ne revêt pas en effet pour la Suisse le caractère extrême qui pourrait justifier une entorse aussi flagrante à sa neutralité.
La neutralité n'est pas un but en tant que tel, elle est l'un des instruments permettant à la Suisse d'atteindre ses objectifs constitutionnels, particuliè- rement son indépendance et sa sécurité (article 2 al. 1 Cst). L'Assemblée fédérale et le CF ont la tâche de les préserver (articles 173 al. 1 lettre a et 185 al. 1 Cst). En prenant parti contre la Russie, c'est l'indépendance et la sécurité de la Suisse qui sont menacées par un acte du seul gouvernement au bénéfice d'une compétence législative que seule l'Assemblée fédérale devrait détenir et dont elle s'est dessaisie avec une grande imprudence dans la LEmb. Lorsqu'il s'agit d'un acte de souveraineté aux conséquences possiblement graves, comme c'est en l'occurrence le cas, c'est aux représentants du peuple souverain qu'il appartiendrait, après information complète, correcte et objective, de décider avec un minimum de recul émotionnel de toute ingérence dans un conflit international susceptible de mettre en danger l'existence même de la nation.
Quoi qu'il en soit, les sanctions décrétées précipitamment le 4 mars 2022 et aggravées avec désinvolture à trois reprises par la suite bafoueraient de toute façon la neutralité suisse, même si elles émanaient du parlement. Par ailleurs, ce qui est juridiquement et politiquement insoutenable dans la situation présente est la référence faite par le CF à l'article 184 al. 3 Cst pour justifier les mesures prises. On ne voit en effet pas en quoi "la sauvegarde des intérêts du pays" exigerait de prendre de telles mesures envers les belligérants. Bien au contraire, elles sont de nature par effet boomerang à mettre ces intérêts en péril. Cela est déjà le cas au plan des flux commerciaux portant sur l'énergie et les matières premières, avec des prévisions alarmantes sur l'alimentation. Même La Conseillère fédérale Simonetta SOMMARUGA, qui a pourtant pris part au prononcé des sanctions, s'en est émue en déclarant tout récemment "Nous devons être prêts pour le pire scénario". C'est reconnaître par là l'erreur commise !
5. Les désastres de la guerre
De tout temps, la guerre a été le champ de l'horreur et des cruautés les plus abominables. Le peintre Francisco DE GOYA (1746-1828) les a montrées avec un effrayant réalisme dans la série de gravures "Les Désastres de la guerre" relatant les exactions commises par les troupes napoléoniennes en Espagne. Les chemins de l'histoire ne sont pas joliment bordés de blanches pervenches printanières, mais sordidement jonchés de cadavres ensanglantés, démembrés, mutilés, gazés, violés, sans compter les blessés horriblement meurtris dans leur chair et leur psyché. Les deux derniers siècles en ont fourni leur lot en Europe et au Moyen-Orient (... Solférino, France-Prusse, Arménie, deux guerres mondiales, la Shoah, Katyn, Odessa, Algérie, Israël-Palestine, Serbie, Irak, Syrie ...) et ailleurs dans le monde devenu le vaste marché des armes de plus en plus massivement meurtrières pour le profit financier des fauteurs de la plus effroyable inhumanité.
Aujourd'hui n'est pas en reste avec la guerre du Donbass impliquant sur le terrain l'Ukraine et la Russie dans un conflit complexe aux multiples tenants et aboutissants. Il ne s'agit pas d'être insensible aux horreurs que ce conflit génère et de nier leur existence en détournant le regard. La voie de la réelle compassion et de l'action la plus bénéfique ne consiste toutefois pas pour la Suisse, suivant la logique primaire, éculée et réductrice du bon et du méchant, à jeter de l'huile sur le feu et à hurler avec les loups par des sanctions "politico-morales" ruinant sa neutralité si précieuse pour elle-même et les nations gangrenées par des conflits internes ou internationaux. De quelle autorité notre pays peut-il d'ailleurs s'ériger en juge des situations extérieures qu'il ne peut pas maîtriser ? D'aucune !
6. La voie de la neutralité
Contrairement à ce qu'a proféré le Président Ignazio CASSIS en porte-parole gouvernemental, ce n'est pas la "réaction" par des sanctions qui peut amener une désescalade et une résolution pacifique du conflit, mais bien "l'action" à la mesure des moyens dont dispose la Suisse par son statut de neutralité et ses organisations humanitaires. À la Diète de Stans le 22 décembre 1481, Nicolas DE FLüe avait enjoint les Confédérés à ne pas prendre les armes les uns contre dans le conflit portant sur le partage du butin des guerres de Bourgogne en leur disant avec sagesse "Évitez les affaires étrangères, soyez des voisins paisibles, n'allez pas trop loin, vous n'êtes pas appelés à la puissance extérieure, mais à la liberté dans des limites clairement tracées". Ces limites sont claires depuis le Traité de neutralité de La Haye de 1907 : impartialité, non-intervention et droit de rester en dehors du conflit.
Prendre des sanctions contre quelque belligérant que ce soit faire perdre l'impartialité et constitue un acte d'intervention. En vertu de sa souveraineté, la Suisse n'a pas à s'aligner, même par loyauté ou intérêt, sur celles prises par l'UE dont elle ne fait pas partie. Loin d'être insensible aux désastres de la guerre, la Suisse peut agir au mieux en offrant au milieu de cette Europe en grave crise un espace de médiation, ses bons offices, son aide humanitaire et en s'abstenant désormais de produire du matériel de guerre et d'en faire le commerce. La voie de la neutralité "perpétuelle" respectée strictement et honorée comme valeur étatique cardinale est celle seule de la dignité du pays et du respect de la Création que le préambule de la Cst met en exergue.
Me Henri GENDRE, citoyen, avocat et médiateur, 1723 Villarsel-sur-Marly/FR
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